Pour donner du souffle à la langue française, partageons-là !

Ils sont loin des salons littéraires, des ambiances feutrées où la pensée roule en mots soyeux, délicats, caustiques, élégants ou tranchants au choix, ils sont loin.
Inaccessibles pour eux les longues lignes de livres à parcourir et dont chaque tranche est un voyage, et les fauteuils velours dans lesquels se lover les yeux fermés pour engranger le texte et la voix d’un auteur contemporain. Impensables aussi les cocktails, vernissages, rencontres intelligentes entre gens de lettres ou colloques avec salves de belles phrases pour défendre l’idée de la liberté, du droit de dire, de l’appartenance à une culture ou du désir justement de ne pas appartenir. Et parfaitement surréalistes, pour leurs enfants, ces écoles où l’on se dispute sur la qualité et la pertinence des TAP, de la notation, du contrôle continu, de l’oral ou de l’écrit, du bien-être et de l’égalité des chances, des perspectives, des orientations, grandes écoles, voies professionnelles, universités…

Rien de tout cela, ils sont loin.

Leurs paysages sont durs, tôles, toiles, parpaings, boue glacée de l’hiver, poussière étouffante de l’été, l’urgence écrase l’idée d’un débat à mener dans les allées des camps, la mémoire est une maison blessée, l’avenir a des airs de loterie truquée et il y a si peu d’espace dans cette vie-survie du presque dehors pour déployer l’imaginaire, s’inventer des possibles à mettre en oeuvre, si peu d’espace…

Pourtant, dans ce camp du sud du Liban, posé là comme une entaille dans le bout du monde, une famille de réfugiés ouvre sa tente chaque semaine aux enfants et à leurs professeurs. Le lieu est exigu, l’air n’y a pas la priorité, la lumière du dehors refuse d’être de la partie et tout y est précaire, fragile, dérisoire, trop. Mais ils sont assis sur les tapis, ils attendent Madjolaine de l’ONG Amel, ils sont sages, impatients, heureux comme savent l’être les enfants malgré les chapes de plomb du malheur qui vrillent tous les coeurs ici. Et la professeure les entraîne vers la terre, inconnue pour eux, de la langue française. Ils vont en confiance, ils la suivent, ils voyagent oui, ils ébauchent des valises de mots pour construire des phrases, ils dessinent de nouvelles images, inventent d’autres rives, embarquent et visitent, curieux, avides, insatiables.
Et la rencontre vaut tous les salons du monde et toutes les scènes du monde et tous les discours, avec ou sans micro, pour évoquer la beauté puissante de la langue française.

 

 

 

 

Mais il y a plus encore que l’évidente vitalité de ce mouvement vers le lointain de la langue française, dans le fond d’une tente de réfugiés, dans le fond d’un camp, dans les marges d’un pays.
Le projet porté par Iyade Khalaf pour l’Organisation internationale de la Francophonie, de soutenir les ONG qui enseignent la langue française aux enfants réfugiés, a bien entendu pour objectif de tenter d’accompagner au mieux l’effort immense déployé par les ONG pour que les enfants (et les adultes aussi) accèdent au savoir, à la culture et puissent développer leurs propres compétences. Le Liban est le pays pilote, en quelque sorte, pour ce projet d’envergure qui sera déplié dans plusieurs autres pays accueillant des réfugiés dont la Grèce notamment. L’ouvrage Réinventer l’école. Enquête auprès des enfants réfugiés au Liban est un des leviers décidés pour mettre en lumière le travail de fond, au quotidien, mené sans relâche par les ONG sur le terrain.

Ce serait cependant si étroit et tellement arrogant de n’envisager ces actions qu’en empruntant la direction du nord vers le sud et en ne transcrivant que ce qui est donné. Puisque c’est ici, loin des velours et du moelleux, que la langue française reprend de la vigueur, engrange un souffle nouveau, et qu’elle se colore du rouge dense des terres d’oliviers, de la pleine douceur des jasmins, des horizons qui touchent la mer, des zaatars intenses et délicats. Et c’est justement parce que c’est ici, dans cet écart du monde, qu’elle creuse jusqu’à la trame dure des exils, se défait de ses peaux d’opulence, se courbe jusqu’à l’angle essentiel, et qu’elle peut activer ainsi chacune de ses fibres et vibrer d’une altérité retrouvée et vivre une vie renouvelée.

Puisqu’ici elle se partage.

Marion Coudert

 Image mise en avant :

Camp de Marj al Khoh, sud Liban, photographie ©Nicolas T. Camoisson

 

 

 

 

 


Réinventer l’école. Enquête auprès des enfants réfugiés au Liban

Coordination de l’ouvrage : Iyade Khalaf (OIF)
Préambule : Youma Fall (Directrice, Langue française, culture et diversités, OIF)
Textes : Marion Coudert et Yamen Manai
Photographies : Nicolas Camoisson