Ceux qui marchent. Lourdes


C’est un lieu que l’on peut contourner. Aisément. Il suffit de suivre la ligne qui mène vers les montagnes. Choisir simplement de ne pas s’arrêter, l’esprit rivé sur le blanc des sommets ou la clarté froide des lacs d’été. Et s’échapper par la voie rapide.

Lourdes, après tout, n’est une obligation pour personne.

C’est vrai oui c’est vrai, on peut ne voir à Lourdes que des marchands du temple. Et penser qu’ici se joue le grand jeu d’une foi centrée uniquement sur elle-même avec ses rues offertes au commerce des bouteilles d’eau bénite, des chapelets de toutes sortes, des icônes et des médailles à la gloire des saints.

Et sur ce fil tendu ainsi, ne déceler dans tout cela qu’une mise en scène plus ou moins cynique, plus ou moins avide, qui superposerait sur le visage de Bernadette Soubirous, doux et jeune pour toujours, l’image d’une grande épicerie de la foi pour un tourisme de bonne conscience.

On pourrait alors, sans trop risquer, conclure avec un croquis simple : une grotte, une eau pure, un chemin de croix pour une légende, à peu près cohérente, parfaitement ciselée, qui aurait su décliner toutes les nuances à partir des visions enchantées de la célèbre petite fille de meuniers.

Chacun est libre.
Libre de croire ou de ne pas croire.
En un Dieu ou en un autre.
Ou en rien.
Ou juste en sa liberté.

Et quelle importance d’ailleurs le nom du dieu, du saint ou de son absence si nos cœurs vibrent suffisamment et savent nous garder du côté de l’humain ?

Lourdes alors, pourquoi pas…

On peut donc y venir, libre aussi, comme il est venu lui, l’esprit ouvert, la démarche paisible, l’envie intacte.

Lui, c’est un photographe un peu spécial, avec son regard qui puise loin et saisit l’humain dans une silhouette, une ombre, un visage, une façon d’être, un paysage qui résonne. S’il sait si bien faire cela, regarder l’autre et le monde, c’est qu’il y met comme une candeur, une sagesse particulière, comme une délicatesse.

Et puis, il n’est jamais moqueur, amusé parfois, mais toujours bienveillant. C’est rare la bienveillance de nos jours. Et ce n’est pas très à la mode. Il est de ceux-là, de ceux qui vont leur chemin, sans se soucier des tendances.

Beau photographe parce que bel humain, Marc Montméat.

Vous dire pour son image, une technique, une stratégie de prise de vue, y inscrire un discours pour décortiquer le cadre et la volonté serait trahir son regard si vrai. Et puisque sa démarche induit tout le contraire, et que son pas, discret et volontaire, tente une percée dans le monde, il faut juste le suivre.

Il est arrivé là, au début de la saison des pèlerinages, dans cet espace aux milles mémoires, ce lieu-monde hors du monde. Il a sans doute saisi très vite qu’ici, dans l’air et les lumières, il y a comme une invitation à se détacher de soi pour être pleinement au cœur d’un cœur renouvelé. On le sent cela, on le devine sans l’apprendre, en marchant aux côtés de ceux qui marchent.

Ceux qui s’engagent sur la grande esplanade, les femmes et les hommes, sans frontières d’âges, de classes, de pays et même de religions, déposent, en une offrande, tout ce qui est lourd, blessé, tout l’abîmé, les rages aussi, sourdes colères et les peines trop grandes, celles pour lesquelles aucun remède n’a agi.

Tous au fond, fragiles d’un coup, ici.

Il y a le rite. Les robes blanches, les chants rythmés, les mains que l’on appose, les genoux sur le sol, les mains vers le ciel. Et ces milliers de lumières pour l’envol des prières et pour que le silence, dans le secret des cœurs, trouve la paix.

Tout cela, ces ballets codés, ces marches de douleurs dans le chemin de croix, cette eau que la grâce aurait touchée, c’est peut-être pour puiser une force transparente, une lueur paisible qui ne vacillerait pas et qui tiendrait la vie sur le fil, dans la joie. C’est peut-être pour ne plus être seul, ou pour marcher sans peur, ou pour remercier de la vie, pour chaque nouvelle aube, comme un espoir d’éternité. C’est peut-être pour cela.

Il aurait pu choisir d’être là pour la fête de l’Assomption. Il aurait pu suivre les processions des enfants et des adultes handicapés. Il aurait aussi trouvé, cueillette facile, dans le pèlerinage gitan de quoi remplir ces pages. Mais il n’est pas photographe à suivre les évidences pour une image qui se donnerait des airs de provocation ou indiquerait trop aisément le chemin de nos pensées.

Et il est venu là lorsque les hommes marchaient au pas.
Pèlerinage militaire.
Ce moment précis où tout pourrait sembler contraire, trop paradoxal, indéfendable en somme.
L’habit est là qui dit le grade et la guerre en embuscade, un autre monde, mécanique et froid, ces rives où la force conduit à tout.

Lui s’approche, cible, capture. Son arme, contraire aux leurs. Et il fait oublier les galons, les trop lourdes chaussures, la cadence sans poésie des marches en ordre. Et il ouvre une porte, plus légère, plus profonde aussi, un possible qui aurait pu nous échapper, pour ramener les troupes sévères au cœur de l’esplanade, près de la grotte, dans la douceur des prières.

Marion Coudert
Texte d’introduction du livre Ceux qui marchent. Lourdes de Marc Montméat Volet III coll. Territoires
En binôme : Revenir. Quartier Bab al-Hadid, Alep de Nicolas T. Camoisson.

Parution le 9 mars 2017